1914 1918 un chaple programat

Ensaj de guèrra dins la banlèga de Tolosa!!! Pels penjals del departament de Gers.
Los rebalas sabras francéses e alamands, s'agradan ja a l'idèa de la tuaria a venir?  mentre que los òmes politics, levat J Jaurès , i van de cotria ,  la musica joga d'aires abelugants. Ja somiavan pas que de s'estripar...

Per J Labouysse que pausa lo det un còp mai  sus la fabrication de l 'istòria ...
Un crime programmé!
"On croit mourir pour la patrie,
On meurt pour les industriels"...
Anatole France
Ara i sèm! C'est bien parti pour une année de commémorations, de drapeaux tricolores et de Marseillaises, de prétendus hommages à "nos poilus qui ont sauvé la patrie contre ces féroces soldats qui viennent jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes"...
Mais parlera-t-on des causes réelles et des conséquences de 14-18, de toutes ces guerres qui ensanglantèrent le monde et surtout l'Europe, en ce XXe siècle le plus barbare de l'Histoire? Ce siècle qui engendrera les totalitarismes les plus odieux et dénombrera plus de cent millions de victimes.
Osera-t-on évoquer aussi les grandes manoeuvres militaires de l'automne 1913 dans le Toulousain, où les états-majors français et allemands, entre autres, préparaient la guerre et pouvaient se congratuler confraternellement... quelques mois avant d'envoyer les peuples dans la boue des tranchées pour se massacrer mutuellement au nom de leur patrie respective?... Mais quelle "patrie"? Celle de nos patrimoines historiques ou celle des "chevaliers d'industrie", des banquiers et des marchands de canons ?
Après 1870
Après la défaite de l'armée française dans la guerre de 1870, que Napoléon III a engagée contre la Prusse, l'Etat français voit l'Alsace et la Moselle réintégrer le giron des nations germaniques, dans l'empire fédéral allemand qui vient d'être créé à Versailles. La toute nouvelle Allemagne est alors en plein essor commercial, industriel et financier.
Au Congrès de Berlin en 1878, le chancelier Bismarck paraît dominer la politique européenne, et son principal souci est d'assurer la paix sur le continent, pour faire de son jeune Etat une grande puissance économique. Dans cette perspective, il doit s'assurer la coopération de la France, qu'il perçoit, non sans raison, comme un danger potentiel de revanche. Il déclare en 1880 à l'ambassadeur français à Berlin: "Je suis et serai toujours prêt à appuyer et à seconder l'action de la politique française, autant qu'elle ne tournera pas ses vues vers ses anciennes provinces d'Alsace."
Ce qu'il fit. En effet, c'est l'époque où la France de Jules Ferry lance une grande offensive coloniale vers l'Afrique et l'Asie "au nom de la supériorité de la race blanche", ce qui ne plaît guère aux autres puissances européennes. D'où des conflits récurrents pour plusieurs décades, et des alliances à géométrie variable suivant les circonstances... et les intérêts économiques des uns ou des autres.
Ainsi en 1881, Bismarck va soutenir la France en Tunisie contre la Turquie, l'Italie et l'Angleterre; de même au Congo et en Egypte contre les Britanniques. Il appuie aussi Jules Ferry dans sa conquête du Tonkin. Mais en 1885, changement de ministère et de politique extérieure à Paris: Clémenceau impose l'entrée au gouvernement du général Boulanger et clamera que son nationalisme "est tourné vers la ligne bleue des Vosges"... C'est alors un nationalisme agressif dirigé essentiellement contre l'Allemagne qui se met durablement en place en vue d'une revanche militaire. C'est ce que redoutait Bismarck, qui souhaitait une stabilité de l'Europe. Mais la menace de guerre se précise en 1887. Pourtant la population française est encore pacifique, d'après les articles de Jaurès dans La Dépêche de Toulouse, qui met en garde les citoyens contre "le patriotisme tapageur, agressif, provocateur et fou; celui qui crie: A Berlin! et qui mène les Prussiens à Paris." Dès ce moment Jaurès va commenter quotidiennement soit dans "La Dépêche", soit dans "l'Humanité" qu'il fondera, soit encore dans la "revue de l'enseignement primaire", tous les événements internationaux jusqu'en 1914. Et tous ses écrits seront un plaidoyer permanent pour une résolution pacifique des conflits et des rivalités entre nations et pour un système européen d'arbitrage entre les Etats.
Otto von Bismarck en 1890
C'était il y a cent ans...
Rivalités coloniales et paix armée
De 1887 à 1914, l'on va déplorer une cascade de conflits plus ou moins graves liés aux rivalités coloniales entre les Etats européens, qui portent tous en germe une guerre généralisée possible; un long processus qui verra l'explosion de l'Europe en 1914. Des alliances commerciales et militaires vont se nouer et se dénouer.
Après la tentative d'équilibre européen du chancelier Bismarck, on va malheureusement assister à la montée en puissance de forces nationalistes et militaristes dans nos Etats, qui menacent la paix en Europe. Dans ce contexte, l'Allemagne, l'Autriche et l'Italie vont s'associer dans une "Triple Alliance" pour une défense réciproque, à laquelle adhèreront la Serbie et la Roumanie; tandis que la Russie, en froid avec l'Autriche, négocie son propre traité avec l'Allemagne en 1887 ... ce qui n'empêchera pas le tsar d'accueillir en juillet 1891 la flotte française en Russie au son de la Marseillaise; ni d'ailleurs l'Italie de se rapprocher de la France sans quitter la Triple Alliance. Ce qui fait écrire à Jaurès le 18 septembre 1902 ces phrases prophétiques : "L'Europe déjà organisée par la Triple Alliance d'un côté, par l'alliance franco-russe de l'autre, peut se constituer peu à peu en un système définitif d'où toute chance de guerre sera exclue. [...] Il vaut mieux organiser dans la paix l'alliance générale des peuples européens. Ce sera le désarmement.[...] Nous n'atteindrons à ce but qu'à la condition d'amortir tous les jours les préjugés chauvins et les passions nationalistes."
Mais l'optimisme de Jaurès mérite quelques bémols. En Orient la Russie redoute un démembrement de l'empire ottoman et la prise de possession des Détroits par l'Angleterre avec l'appui de l'Italie. Le sultan profite de ces rivalités pour massacrer les Arméniens en toute impunité. En 1897 c'est une guerre gréco-turque pour la possession de la Crête. En 1898 la mission française Marchand "capitule" à Fachoda sur les bords du Nil devant les Anglais, qui veulent empêcher la France de s'établir dans le Haut Nil. En 1902, du fait de son alliance avec la Russie, la France risque d'être entraînée dans un grave conflit où elle n'a aucun intérêt direct: les Russes qui songent à annexer la Mandchourie, s'opposent en Asie à l'alliance anglo-japonaise pour la maîtrise de l'Afghanistan et du Golfe persique.
En 1904 la France et l'Angleterre vont surmonter leurs différents coloniaux et diplomatiques, pour inaugurer une politique d' "entente cordiale". En 1905 le Japon allié de l'Angleterre bat la Russie dans une guerre provoquée par leurs rivalités en Corée, tandis qu'à la même époque un incident grave oppose l'Allemagne à la France sur l'avenir du Maroc et à propos du protectionnisme chauvin que les Français y imposent.
Une conférence tenue à Algésiras; avec les puissances européennes comme arbitre, règlera provisoirement cette question: la banque marocaine sera internationale; le Maroc sera ouvert aux entreprises de toutes les nations; une police franco-espagnole exercera ses compétences sous le contrôle d'un inspecteur international. "Désormais la question marocaine est une question internationale", écrit Jaurès dans l'Humanité du 3 avril 1906. Mais la France n'en restera pas là! Elle bafouera dans les années suivantes la souveraineté du sultan et violera avec Lyautey l'intégrité du Maroc, ce qui irritera l'Allemagne et les pays signataires de l'accord d'Algésiras.
1907 voit la France, l'Angleterre et la Russie réunies dans une nouvelle alliance: "la Triple Entente"... pour le meilleur et surtout pour le pire! Dès l'année suivante, l'Autriche annexe la Bosnie et l'Herzégovine, ce qui risque de provoquer une guerre avec la Russie attachée aux Balkans, guerre évitée par le soutien de l'Allemagne à l'Autriche.
En 1908 nouvelle menace de guerre: le 5 octobre le prince de Bulgarie Ferdinand de Saxe-Cobourg se déclare "tsar des Bulgares" et proclame l'indépendance de son pays par rapport à la Turquie.
Une nouvelle crise éclate en juillet 1911 quand l'Allemagne envoie une canonnière à Agadir pour protéger ses ressortissants "menacés", comme l'ont fait aussi l'Espagne et la France à Fez: "Pour nous Français, qui les premiers avons violé ou laissé violer par nos coloniaux l'acte d'Algésiras, notre responsabilité est énorme et une guerre qui
Jean Jaurès sur les bords de Garonne à Toulouse (à droite, coiffé d’un canotier)
Tableau d’Henri Martin
naîtrait de là serait un crime procédant d'un crime", écrira Jaurès le 5 juillet 1911. Il ajoutera le 7 juillet: "Ce qui aggrave le péril, c'est l'absence chronique et universelle de bonne foi dans les relations internationales." Cette affaire finira par un "troc" entre l'Allemagne qui obtiendra des territoires au Congo, et la France qui assurera son "protectorat" sur le Maroc, autrement dit sa mainmise totale sur ce pays avec des conséquences dramatiques pour les populations indigènes comme pour les soldats français.
Vers la guerre généralisée
Les Balkans s'agitent de nouveau en 1912 très dangereusement. Jaurès dans La Dépêche du 12 octobre pressant un embrasement général de toute l'Europe: "C'est qu'une fois le conflit des Balkans engagé, il suffira d'un incident minuscule, d'une initiative misérable, pour y impliquer d'autres puissances, et tout d'abord la Russie et l'Autriche".
Et devant la montée des périls, toute l'Europe se livre à une course effrénée aux armements pour la plus grande joie des marchands de canon. Les hommes politiques confient les préparatifs de guerre à leurs généraux, qui s'empressent de dresser des procédures de mobilisation et des plans de campagne "astucieux"... dont les peuples conduits "à l'abattoir" dans les tranchées pourront apprécier l'efficacité deux ans plus tard!
Les Etats sont pourtant conscients du crime que va constituer cette guerre. Poincaré dira en effet dès 1912: "Une guerre qui naîtrait dans ces conditions serait un défi au bon sens, à l'humanité et à la civilisation". Et son collègue anglais Winston Churchill de confirmer: "Le monde dirait de la génération qui aurait laissé éclater une semblable guerre: c'était une génération de fous." Et Jaurès de marteler encore le 1er décembre: "Ce n'est pas pour sauver la patrie, ce n'est pas pour conquérir la liberté, ce n'est pas pour affirmer une foi. C'est pour l'imbroglio le plus obscur, pour les querelles les plus futiles, pour les passions les plus misérables." Il prophétise le 4 décembre: "Mais quelle chose extraordinaire! Tous les gouvernements de l'Europe répètent: cette guerre serait un crime et une folie. Et les mêmes gouvernements diront peut-être dans quelques semaines à des millions d'hommes: c'est votre devoir d'entrer dans ce crime et dans cette folie. Et si ces hommes protestent, s'ils essaient d'un bout à l'autre de l'Europe, de briser cette chaîne horrible, on les appellera des scélérats et des traîtres et on aiguisera contre eux tous les châtiments."
Après plus de trente ans de conflits récurrents liés aux colonisations de territoires, aux concurrences sur les ressources économiques et les matières premières, c'est donc en toute connaissance de cause que les Etats d'Europe se préparent à un affrontement généralisé. Et dans cette perspective, la France organise de grandes manoeuvres militaires nationales à l'automne 1913 dans la région toulousaine en présence de nombreux invités étrangers dont des membres éminents de l'état-major allemand!
Seront utilisées six escadrilles de l'aviation militaire et deux dirigeables, plusieurs compagnies d'infanterie avec les généraux Joffre, Pau, de Castelnau et Chomer; cent mille hommes se déplaceront sur les collines du Gers. Le Président Raymond Poincaré viendra à Toulouse pour présider un banquet à la fin des opérations en l'honneur des officiers supérieurs. Une souscription publique est lancée pour financer les festivités, mais le maire Jean Rieux refusera de s'y associer... contrairement au conseil général qui montrera son enthousiasme !
Le 16 septembre, le lieutenant-colonel allemand Detlof von Winterfeld, qui vient assister aux manoeuvres françaises est gravement blessé dans un accident de voiture près de Grisolles (Tarn-et-Garonne), où le président de la république lui rendra visite. Transporté chez un habitant, il sera opéré sur place et soigné par le Docteur Paul Voivenel, qui le sauvera et qui sera décoré à la fois par la France et par l'empereur d'Allemagne Guillaume II ... et l'on retrouvera von Winterfeld, devenu général de l'armée allemande, parmi les officiers qui signeront l'armistice à Rethondes le 11 novembre 1918...
L'explosion
Après l'assassinat de l'archiduc d'Autriche-Hongrie François-Ferdinand le 28 juin 1914 à Sarajévo, la situation s'aggrave en Europe. Jean Jaurès multiplie son action pour éviter la guerre, mais une campagne ignominieuse quotidienne d'une certaine presse nationaliste déverse sa haine contre ce militant d'Occitanie depuis plus d'un an .
Le 3 février 1913, Charles Péguy écrit: "Je demande pardon aux lecteurs de prononcer ici le nom de Jaurès. C'est un nom qui est devenu si bassement ordurier… ce gros bourgeois parvenu, ventru, aux bras de poussah… Ce malhonnête homme. Un pleutre, un fourbe parmi les fourbes. Un grossier maquignon du Midi… Une de nos hontes nationales…Un agent du parti allemand… Un ennemi de l'intérieur…"
Dans l' Action Française du 21 avril 1913, Léon Daudet traite Jaurès de "Symbole ignoble, tonitruant et véreux de parlementaire expirant… Du point de vue national, ce militant du Gaillacois mériterait un châtiment exemplaire dans tout État organisé". Dans le même journal du 15 mai suivant, Charles Maurras ajoute : "Il serait bon de ne pas perdre ce traître de vue". Maurice de Waleffe écrit le 17 juillet 1914 dans "Paris-Midi" : "A la veille de la guerre, le général qui commanderait à quatre hommes et un caporal de coller au mur le citoyen Jaurès et de lui administrer à bout portant le plomb qui lui manque dans la cervelle, pensez-vous que ce général ne ferait pas son plus élémentaire devoir? Si, et je l'y aiderai".
Enfin dans l'Action Française du 23 juillet 1914, on peut lire : "Nous ne voudrions déterminer personne à l'assassinat politique. Mais que Monsieur Jaurès soit pris de tremblement…". Une semaine plus tard, le 31 juillet 1914 à 21h 40, Jaurès est assassiné à Paris au "Café du Croissant" rue Montmartre … Le lendemain, la France mobilise. Le surlendemain éclate le plus grand conflit fratricide d'Europe qui va embraser le monde entier.
Or l'assassin de Jaurès, Raoul Villain, un jeune catholique nationaliste de 28 ans, passera la guerre à l'abri d'une prison de la république et ne sera jugé qu'en 1919 : il sera acquitté… « pour avoir rendu service à la France » (Certains pensaient que le pacifisme de Jaurès aurait provoqué la défaite de la France…) et c'est la veuve du tribun tarnais qui sera condamnée "aux dépens" … au nom du peuple français ! Mais reconnu plus tard durant la guerre civile en Espagne, Raoul Villain sera fusillé le 17 septembre 1936 à Ibiza par des Catalans.
Ainsi donc, comme l'avait prédit Jaurès en 1912, il aura suffi d'un "incident mineur" dans les Balkans - en l'occurrence l'attentat de Sarajévo - pour déclencher un cataclysme universel: la guerre éclate le 2 août 1914 et les soldats, conditionnés par des années de nationalisme exacerbé à l'école en particulier, partiront la fleur au fusil: "Docilement tous s'empressent de venir enchaîner leur liberté, se courber sous le joug militariste", écrira Louis Barthas, tonnelier du Narbonnais.
Tous pensent que la guerre durera peu de temps. Mais bientôt certains perdent le moral. Un soldat de Grenade-sur-Garonne, écrit déjà à sa femme le 27 décembre 1914: "... cette guerre ne pourra durer éternellement. Je crois que toutes les puissances commencent par en être fatiguées. Dans une autre lettre du 15 octobre 1914, il se plaint du mauvais traitement infligé aux soldats d'Occitanie: "Je dois également te dire que le 16e corps est ici bien mal vu. Si je dois être tué, je ne voudrais pas l'être sur cette terre inhospitalière aux enfants du Midi."
Images de soldats étrangers venus combattre en France
Soldats hindous
de passage
à Toulouse
Dans une tranchée allemande
Dans une tranchée française
Quelle victoire?...
Après quatre ans de combats atroces, ponctués de fraternisations par dessus les tranchées entre combattants dont on a fait des "ennemis" malgré eux, la guerre touche à sa fin en novembre 1918... provisoirement, avant de reprendre quelques années plus tard.
Le 11 novembre 1918 à 5h10 du matin, dans une clairière de la forêt de Rambouillet nommée Rethondes, des plénipotentiaires allemands et une délégation interalliée présidée par Foch signent une convention d’armistice.
L’empereur allemand Guillaume II vient d’abdiquer et le gouvernement provisoire dirigé par Ebert tient à arrêter cette guerre stupide afin d’éviter une révolution à la mode soviétique.
Ce jour-là peu avant midi les cloches sonnent à toute volée. Le journal "Le Cri de Toulouse" décrit ainsi l’ambiance de la ville rose : « Jamais, de mémoire de Toulousain, la ville n’était apparue aussi heureuse, aussi pavoisée, aussi sincèrement, aussi profondément en fête. Vers midi, les cloches de l’église ont sonné à toute volée, annonçant la paix. Les cafés, les restaurants se sont remplis de gens heureux et on a bu à l’ère nouvelle. Les magasins se sont fermés pour ne pas se rouvrir, car toute la journée a été spontanément considérée comme fériée par le commerce et l’industrie. Dans l’après-midi, les manifestations ont pris, d’heure en heure, plus d’ampleur. C’est par centaines que des cortèges ont parcouru la ville, acclamant la victoire et la paix : étudiants, ouvrières, employés, groupements corporatifs ou syndiqués, drapeaux en tête, allaient, venaient, se croisaient, expression de la satisfaction universelle. Dès midi, les avions ont commencé à survoler la ville, fêtant la victoire à leur manière, dans les airs par le bourdonnement puissant des moteurs ; mais à trois heures, le canon faisait entendre sa voix. Cette fois, c’étaient de pacifiques et inoffensives détonations, qui mêlaient leurs notes graves aux rumeurs de la ville. »
Mais toute cette joie bien légitime ne peut masquer l’horreur d’un conflit européen d’abord, devenu mondial par la suite. Peut-on encore parler de victoire pour une guerre qui fit des millions de morts et des millions d’handicapés ? Encore plus de veuves et d’orphelins ?…
L'on avait oublié qu'en 1913 ces mêmes avions et ces mêmes militaires avaient préparé cette guerre criminelle dans la région toulousaine, devant un parterre d'invités des puissances étrangères européennes -y compris allemandes- qui devaient envoyer leur jeunesse dans la fosse commune quelques mois après...
Louis Barthas dans ses notes prises dans les tranchées porte un jugement lucide sur cette "Grande Guerre" et il conclue sur la plus grande tuerie de l'Histoire: "On a menti cyniquement en disant qu'on luttait uniquement pour le triomphe du droit et de la justice, qu'on n'était guidé par aucune ambition, aucune convoitise coloniale ou intérêts financiers et commerciaux. On a menti en nous disant qu'il fallait aller jusqu'au bout pour que ce soit la dernière des guerres ". Et à propos "des monuments de gloire aux victimes de la grande tuerie", il dit: "Je ne donnerai mon obole que si ces monuments symbolisaient une véhémente protestation contre la guerre, l'esprit de la guerre..."
Toulouse avenue E. Billières
le 11 nov. 1918
Wagon de Rethondes
Le Traité de Versailles prépare 1939
En 1919 des pourparlers très difficiles s'engagent pour établir un traité de paix entre les puissances alliées sous l'égide de la France, et les puissances vaincues dont l'Allemagne qui vient de se débarrasser à son tour de l'Empire pour une République. C'est l'occasion de rétablir des relations nouvelles amicales et équitables entre les pays et les peuples d'Europe. Mais c'est oublier bien vite l'orgueil du "coq gaulois" et l'intransigeance de Clemenceau, véritable artisan du traité de Versailles en tant que chef du gouvernement, et premier responsable des événements douloureux qui suivront au cours du XXe siècle.
Le 12 avril 1919, le "Tigre" se félicite de ses propres exigences : "Les questions définitives de réparation, de restitution, de garanties pour la France, sont réglées de façon à réjouir le coeur de tous les Français".
Ce n'est pas l'avis d'Anatole France qui, plus lucide, écrit en 1920: "La plus horrible des guerres a été suivie d'un traité qui ne fut pas un traité de paix, mais la prolongation de la guerre. L'Europe en périra si, enfin, la raison n'entre pas dans ses conseils".
En effet, certains articles du Traité de Versailles, surtout l'article 231 véritable diktat de Clemenceau, rendent impossible une réconciliation franco-allemande, qui serait indispensable pour assurer la stabilité de l'Europe. C'est la consternation chez les démocrates de la jeune république d'Outre-Rhin. Anatole France a vu juste. Dès lors les événements s'enchaînent très vite, surtout sous les effets de la crise économique de 1929 qui viennent accroître en Allemagne les rigueurs du traité de Versailles : les chômeurs et tous les laissés-pour-compte vont se jeter dans les bras d'un "sauveur suprême"… et le nazisme accèdera légalement au pouvoir. On connaît la suite !
Et le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ?
On ne peut pas parler de la guerre de 14-18 et de ses conséquences sans évoquer l’Alsace. Le 2 mars 1918 (donc huit mois avant l’armistice), une instruction ministérielle émanant de Clémenceau institue pour l’Alsace-Moselle des commissions de triage en vue d’une épuration ethnique à la française, qui fonctionneront dès le 28 novembre 1918, quelques jours après la signature de l’armistice.
On verra par exemple s’instaurer une véritable ségrégation : tous les Alsaciens sont classés suivant des critères de pureté raciale et recevront des cartes d’identité différentes, classées de A à D, en fonction de leurs origines, qui donneront des droits différents !
Parallèlement 1500 nouveaux instituteurs arrivent de l’intérieur de la France pour remplacer les instituteurs alsaciens. Le nouveau recteur Sébastien Charléty, en poste de 1919 à 1927, est un authentique colonisateur culturel, et le Figaro du 12 février 1927 rapporte ce qu’il dit aux instituteurs : « Il s’agit d’éliminer toute possibilité de penser dans la langue maternelle, en lui substituant la trilogie : savoir le français, parler le français et penser en français… On n’élève pas un peuple en lui cédant… ». Cette opinion résume bien l’idéologie de la politique scolaire qui se poursuivit en France durant 130 ans.
En ce qui concerne la lutte des Alsaciens pour leur autonomie, il faut savoir que le 31 mai 1911 l’empereur d’Allemagne promulguait une loi instituant un nouveau statut pour l’Alsace, une constitution qui accordait le pouvoir législatif à un parlement alsacien-mosellan et qui jetait les bases d’un embryon d’Etat alsacien. Cette constitution précisait que dans les régions germanophones la langue allemande était imposée dans l’administration et dans
l’enseignement et que le français demeurait imposé dans les régions francophones ; les écoles fréquentées par plus de 20% de francophones étaient bilingues. Ce souci du respect des identités linguistiques est à souligner face à la France où le français reste encore aujourd’hui la seule langue autorisée dans la république (Article 2 de la Constitution), tandis que les langues historiques territorialisées de France sont reléguées au musée du patrimoine.
En octobre 1918 l’Allemagne concède à l’Alsace le statut d’Etat fédéré. Mais il est trop tard : l’issue de la guerre en décidera autrement. La politique d’assimilation forcée de la France jacobine ne pouvait tolérer cet état de fait et mettra une fin brutale au rêve alsacien d’un Etat neutre comme la Suisse, un Etat « tampon » entre la France et l’Allemagne …
Enfin il faut dire que si les femmes allemandes avaient le droit de vote sous la république de Weimar, les Alsaciennes, elles, en furent privées en devenant françaises en 1918. Rappelons à ce sujet que la Révolution française réserva le droit de vote à certains hommes seulement -les plus fortunés- et que de ce fait les femmes d’Occitanie qui, dans les vallées pyrénéennes par exemple, pouvaient hériter à égalité avec les hommes, votaient et étaient éligibles comme « Cap d’ostal » depuis le Moyen Age, virent tous ces acquis supprimés au « pays des droits de l’homme » jacobin… et elles devront attendre 1945 pour les récupérer comme leurs consoeurs alsaciennes !
Et maintenant?
Avons-nous bien évolué aujourd'hui? La France est toujours dans ses anciennes colonies d'Afrique par son soutien aux gouvernements locaux, qu'elle a souvent contribué à mettre en place pour satisfaire des intérêts commerciaux et financiers évidents. Qu'on se rappelle les affaires du Gabon de Bongo et l'affaire Elf, pour ne citer que cet exemple! Les événements passés et récents nous montrent qu'on ne peut pas faire confiance à quelque dirigeant que ce soit quand il dit qu'on engage une guerre seulement pour la justice... et pour la patrie! Serions-nous au Mali, au Niger et ailleurs si, entre autre, nous n'exploitions pas, avec Areva, des mines d'uranium pour nos chères centrales nucléaires? Et à ce sujet, les dépenses militaires pour la "sécurité" en Afrique sont-elles prises en compte dans le prix de revient de l'électricité nucléaire?
Gageons enfin que la question du "terrorisme" ne se poserait pas avec une telle acuité en Afrique aujourd'hui, si en particulier les Touaregs comme les Berbères en général -le plus ancien peuple d'Afrique du Nord!- pouvaient vivre en autonomie sur les territoires qui leur ont été volés depuis plus de quarante ans et si des Etats artificiels n'y avaient pas été découpés géométriquement par la colonisation, en excluant par là-même des peuples différents partagés par des frontières arbitraires, comme on l'a fait ailleurs dans notre histoire, pour les Basques et les Catalans par exemple.
Georges LABOUYSSE
Documents
Durant près de 30 ans, Jean Jaurès commentera quotidiennement dans "La Dépêche de Toulouse", dans "L'Humanité", dans "La revue de l'enseignement Primaire", les événements mondiaux, en particulier ceux des pays européens liés aux rivalités coloniales qui engendreront des conflits sanglants avec un point d'orgue: l'explosion de l'Europe en 1914. On trouvera ci-après quelques extraits des derniers articles (1912-1914) de Jaurès, qui était le dernier obstacle au déclenchement de la grande tuerie européenne.
A propos du Maroc
Sur le différent franco-allemand à propos du Maroc, sur les accords internationaux violés par la France comme celui d'Algésiras qui avait été arbitré par des pays européens, sur "le coup d'Agadir" et l'accord plus ou moins secret de Kissingen entre France et Allemagne, Jaurès s'insurge contre la diplomatie clandestine du gouvernement français, qui d'après lui conduit à une guerre généralisée, ce qui se confirmera en 1914.
« [...] Ainsi, c'est d'une intrigue obscure que la guerre a failli surgir. Ainsi, si la France, l'Angleterre, l'Allemagne s'étaient ruées l'une sur l'autre, si le sang avait coulé à torrents dans les vallées du Rhin ou de la Marne, si un rouge gulf-stream avait traversé les océans, les peuples n'auraient pu savoir, ils n'auraient pu dire avec assurance quelle était la cause précise, quelle était la raison vraie de cet effroyable désastre.
Et l'on veut que les peuples se soumettent, aveugles et passifs, à ce régime d'imbécillité sauvage et d'intrigue criminelle! Et l'on s'étonne ou on affecte de s'étonner que nous protestions contre l'hypocrisie et le mensonge! Et les radicaux affectent de croire que nous insultons la France quand nous dénonçons la diplomatie incohérente, occulte, infatuée et tarée qui, par leur faute, par leur incapacité, par leur lâche complaisance aux appétits coloniaux, a sévi depuis des années sur la patrie! Ah! non, nous ne sommes pas prêts à abaisser notre protestation.
Et que peuvent-ils dire maintenant? Que pourront-ils dire demain quand le débat reviendra devant la Chambre sous la lumière brutale des révélations qui se multiplient? [...]
Il est certain aussi que les mêmes hommes qui se paraient d'une intransigeance patriotique à l'égard de l'Allemagne et qui refusaient une politique de loyale et publique entente pour la civilisation et pour la paix, négociaient avec cette même Allemagne des compromis plus ou moins avoués d'exploitation et de finance; par où les intérêts les plus sordides et les plus suspects se poussaient obscurément. [...]»
(L'Humanité, 3 janvier 1912)
« [...] Au dehors, les radicaux se sont imaginé qu'ils étaient réalistes, parce qu'ils se saisissaient du Maroc avec une sorte de gloutonnerie sournoise. Mais par le mépris du droit, par la violation des engagements internationaux, par l'emploi combiné de la violence et de la ruse, ils ont contribué à exciter, à déchaîner dans le monde les appétits de domination grossiers. Ils ont ouvert à l'Espagne le chemin du Riff et de la Moulouya, à l'Italie le chemin de la Tripolitaine, au czarisme les chemins tortueux qui le conduisaient hier en Perse, aujourd'hui en Mandchourie, comme ils le conduisirent jadis en Pologne. Dans leur impatience de convoitise, ils ont promis le meilleur du Maroc pour désarmer les résistances immédiates, et avec l'arrière-pensée de ne pas tenir leurs engagements. Ils ont amusé la diplomatie allemande par des combinaisons financières qu'ils n'osaient pas avouer en plein jour et dont les vicissitudes obscures mettaient en péril la paix de l'Europe. [...]»
(L'Humanité, 5 janvier 1912)
« [...] Voilà des années que la diplomatie française, pour se ménager le stérile triomphe d'un pseudo-protectorat marocain, mutilé, hypothéqué, et qui nous sera disputé demain par la résistance obstinée des Berbères, prodigue, en échange de la tolérance allemande, les promesses d'ordre financier. Voilà des années que ces promesses indéterminées et occultes amassent les malentendus. Voilà des années que s'accentue la pente qui est soudain devenue abrupte à Kissingen. Voilà des années que l'on se joue de la pudeur nationale, et qu'en affectant à l'égard de l'Allemagne une superbe intransigeance patriotique, on négocie avec elle, pour le profit de groupes avides, une véritable alliance financière. Il est impossible d'isoler une période, la dernière, dans cette longue suite de fautes s'aggravant par leur continuité même. Si la lumière d'une idée plus haute n'entre pas enfin dans ces tristes ténèbres, la France est vouée à la politique la plus louche, la plus abaissante, la plus dangereuse aussi qu'elle ait connue depuis des générations. »
(La Dépêche de Toulouse, 8 janvier 1912)
« [...] C'est notre diplomatie qui a conduit l'Italie en Tripolitaine. C'est M. Delcassé qui lui a dit: Prends Tripoli, et laisse-moi prendre le Maroc. Ah! quel homme funeste! Et quel châtiment pour nous d'avoir permis qu'une diplomatie occulte et malhonnête déchaînât les appétits des voisins pour obtenir licence d'assouvir les siens! C'est cette Italie surexcitée que nous installons aux portes de la Tunisie, comme nous installons une Espagne meurtrie, méfiante et hostile aux portes de l'Algérie! En tous sens, par toutes ses conséquences, l'opération marocaine est pour la France un désastre matériel et moral. Elle est le cumul de la suprême improbité et de la suprême maladresse. Elle est un mauvais coup qui nous blesse et nous ravale. Elle est le ferment mauvais qui développe partout l'esprit de ruse et d'orgueil, de fourberie et de violence, de mensonge et de brutalité.
Quand donc surgira une politique nouvelle? »
(L'Humanité, 20 janvier 1912)
«Pendant que diplomates et financiers accommodent le Maroc à tous les appétits nationaux, ultra-nationaux et internationaux, les Marocains défendent à coups de fusil ce qui leur reste d'indépendance. Une de nos colonnes vient d'avoir six tués, une trentaine de blessés; nous avons, il est vrai, la consolation d'apprendre que le nombre des Marocains couchés par nos balles sur la terre de la "patrie" est sensiblement supérieur. C'est la civilisation qui progresse. C'est "la douce France" qui s'établit. [...]
Et nous aurons perdu le droit de parler du droit. Nous aurons perdu le droit d'adresser au monde musulman de nobles paroles de justice et d'espérance humaine.
La grande politique de nos grands hommes l'a voulu ainsi. »
(L'Humanité, 3 mars 1912)
« [...] A toutes les sottises, à toutes les folies accumulées depuis le commencement de l'affaire marocaine, on est en train d'ajouter la faute la plus dangereuse peut-être et la plus coupable de toutes. On nous conduit sans raison aucune, sans intérêt aucun, à un conflit avec l'Angleterre, à des difficultés avec l'Espagne. Et pourquoi cela? Parce que notre diplomatie ne veut pas s'en tenir au traité de 1904, parce qu'elle cherche des prétextes pour ne pas exécuter les engagements pris envers le gouvernement espagnol.[...]
C'est parce qu'elles se sont attribué, dans l'ombre d'un traité secret, ce qui n'appartenait ni à l'une ni à l'autre que les deux nations sont aujourd'hui en querelle. [...]»
(L'Humanité, 18 mars 1912)
Après le traité du protectorat marocain, la révolte et la répression sanglantes de Fez:
« [...] La politique de rapine et de conquête produit ses effets. De l'invasion à la révolte, de l'émeute à la répression, du mensonge à la traîtrise, c'est un cercle de civilisation qui s'élargit. Nous n'avons rien décidément à envier à l'Italie, et elle saura ce que valent nos pudeurs.
Mais si les violences du Maroc et de Tripolitaine achèvent d'exaspérer, en Turquie et dans le monde, la fibre blessée des musulmans, si l'Islam un jour répond par un fanatisme farouche et une vaste révolte à l'universelle agression, qui pourra s'étonner? Qui aura le droit de s'indigner? Mais si les contrecoups redoublés de ces entreprises injustes ébranlent la paix de l'Europe, de quel coeur les peuples soutiendront-ils une guerre qui aura son origine dans le crime le plus révoltant? [...]»
(L'Humanité, 22 avril 1912)
« [...] Quelle douleur de penser qu'une politique patiente, modeste, humaine aurait pu préparer, sans violences, sans effusion de sang, sans attentat au droit, la pénétration de l'influence française et européenne dans l'intérieur du Maroc! Peu à peu, les relations commerciales se développaient: des communications amicales s'instituaient à la frontière algéro-marocaine. Des écoles se fondaient dans un grand nombre de ports. Les quelques incidents qui se produisaient n'étaient rien à côté des désastres qui affligent le Maroc depuis que nous y avons apporté l'ordre. Si l'on avait consacré à développer les oeuvres bonnes, à multiplier les écoles, à se ménager des amitiés, à amorcer des voies ferrées dans le produit desquelles on aurait intéressé les tribus et le maghzen, un dixième seulement des sommes que nous coûte maintenant la conquête brutale et sanglante, l'influence française aurait peu à peu rayonné sur le Maroc tout entier. [...]
En Asie, à propos de la Perse, à propos de la Chine, de vastes problèmes vont se poser. Déjà le tsarisme intrigue contre la république chinoise. Il essaie de lui couper la ressource des emprunts pour que, sombrant dans l'anarchie, elle puisse devenir une proie, comme la Pologne, comme la Perse. Il a profité du crime de l'Italie en Tripolitaine pour lier partie avec elle en Orient; elle tentera d'abuser du crime des coloniaux de France au Maroc pour nous paralyser dans les affaires d'Extrême-Orient ou même pour nous traîner à la remorque de sa politique de rapine asiatique et d'intervention contre la République chinoise.
A nous de retrouver enfin la liberté de notre conscience. »
(La Dépêche de Toulouse, 24 avril 1912)
« [...] Il y avait une civilisation marocaine capable des transformations nécessaires, capable d'évolution et de progrès, civilisation à la fois antique et moderne.
Voilà des siècles, vous le savez bien, que les tribus berbères sont établies là, avec une grande histoire dont elles ont gardé, malgré nos dédains, la tradition et la fierté. Les plus grands historiens du monde musulman ont raconté leurs exploits et vanté la beauté de leur intelligence.
Ce sont ces tribus qui avaient un moment conquis l'Espagne, ce sont ces tribus qui, dans la ville de Fez, avaient exalté la pensée jusqu'au plus haut degré de génie philosophique, et c'est à Fez qu'ont résidé, qu'ont agi quelques-uns des maîtres de la philosophie arabe; et, en même temps, ce sont ces Marocains qui portaient jusqu'au coeur de l'Afrique, jusque dans ce qui est aujourd'hui le Sénégal, la Nigritia hollandaise et la Nigeria un commencement de civilisation musulmane, sur laquelle l'Europe est heureuse de s'appuyer aujourd'hui.
Et, au lendemain du traité de protectorat, lorsque le Sultan écrivait: "Prenez garde, messieurs, je représente un peuple qui n'a jamais été une colonie, qui n'a jamais été un peuple soumis, un peuple asservi; je représente un empire qui, depuis des siècles et des générations, est un pays autonome", le sultan traduisait non seulement la révolte et l'inquiétude de sa fierté de chef, mais la révolte et l'inquiétude de son peuple tout entier.[...] »
(Chambre des députés, 28 juin 1912)
« [...] L'aventure marocaine a précipité l'aventure tripolitaine qui à son tour réagit sur les Balkans. Que prépare la Russie? Que lui avons-nous promis? Voici que les principaux journaux russes parlent, à peine M. Poincaré parti, non seulement de l'ouverture des détroits, mais d'une autre "compensation". L'Italie va prendre des îles. Il en faut à la Russie au moins une pour y abriter ses flottes et les munir de charbon. Et l'Autriche témoigne soudain d'une sollicitude attendrissante pour la farouche autonomie des Albanais, pour le droit de tous les peuples balkaniques. Dans cet imbroglio détestable et dégradant, nos dirigeants ont une lourde part de responsabilité. L'aventure marocaine est la source trouble si empoisonnée d'où procèdent ce désordre et cette immoralité.
Quand donc la France retrouvera-t-elle le sens de l'idéal, qui est maintenant le sens de la vie? »
(L'Humanité, 24 août 1912)
Du Maroc à Verdun Trois frères dans la guerre
Guillaume, Jean et Joseph Meilhou sont trois frères nés à Villaudric au nord de Toulouse. Le plus jeune, Joseph, est parti au Maroc pour son service militaire. Il est vite plongé dans les événements dont parle Jaurès dans ses articles quotidiens. On le voit ici au centre de la photo en tenue de zouave avec deux de ses camarades.
Le 1er juin 1914, Joseph écrit de Kénitra à son frère Jean: "73 au just et la fuite, deux mois et 15 jours"...
Au verso il se félicite des bonnes nouvelles de sa vigne, qu'il espère vendanger en septembre, puisqu'il doit être libéré vers le 15 août. Il ajoute:" Il me tarde de quitter le Maroc et de goûter le vin de Villaudric car ici le vin n'est pas fameux!"... Mais Joseph Meilhou devra attendre 1919, car le 2 août 1914 la guerre éclatera en Europe et il sera dirigé directement en 1ère ligne durant quatre ans, d'où il reviendra miraculeusement sain et sauf...
Par contre son frère aîné Guillaume n'aura pas la même chance. Mobilisé dès le début de la guerre, il sera porté disparu sur le front dès les premiers combats et on ne le reverra jamais plus. Sa belle-soeur lui avait écrit à son dépôt militaire de Béziers en octobre 2014; la lettre est revenue avec la mention: "Le Destinataire n'a pu être atteint en temps utile". En fait ce n'est qu'en 2010 que l'on a pu retracer son parcours grâce au journal de marches et opérations de son régiment, le 96e RI. Guillaume a disparu le 25 septembre 2014 au cours des combats du bois de la Hazelle à Bernécourt près de Nancy.
Le troisième frère, Jean Meilhou est mobilisé lui aussi dès le début de la guerre et envoyé sur le front du nord, où on le voit sur la photo ci-contre le 28 novembre 1914. On le retrouvera sur la plupart des champs de bataille du nord-est jusqu'en 1917.
En 1918 Jean Meilhou embarque sur le "Général Galliéni" et se retrouve en Algérie. Comme sergent instructeur au 8e tirailleur à Dellys (photo ci-contre), il va former des Algériens au maniement des armes. Puis il retraversera plusieurs fois la Méditerranée pour amener ces nouveaux soldats "indigènes" à Verdun pour "défendre leur patrie française... au nom de leurs ancêtres Gaulois blonds aux yeux bleus!"
Un rapprochement germano-russe pour la paix?
« [...] Bien imprudents ceux qui dans cette universelle crise politique et sociale des peuples déchaîneraient la guerre! Toute la planète prendrait feu d'un double incendie, de l'incendie de la révolution comme de l'incendie de la guerre. L'entrevue de l'empereur d'Allemagne et du tsar semble avoir un objet pacifique. Russie et Allemagne éprouvent le besoin de se rapprocher, de prévenir les malentendus. L'Allemagne a intérêt à ce que la Russie ne déchaîne pas dans les Balkans une crise qui obligerait la démocratie allemande à se prononcer entre la Turquie d'un côté, l'Italie et l'Autriche de l'autre, peut-être même entre l'Italie et l'Autriche. Et la Russie a sans doute le sentiment que des difficultés pourraient surgir entre elle et l'Angleterre en Asie mineure et surtout en Perse, si elle ne s'assurait pas de la bienveillance allemande. Mais, quel que soit le secret de l'entrevue, il est bien certain qu'elle a eu pour but et pour effet de resserrer les liens de la Russie et de l'Allemagne. Par là même, elle est favorable à la paix: car toute guerre européenne mettrait forcément en péril cette entente, que les deux gouvernements veulent affermir.
De plus, tout conflit armé entre la France et l'Allemagne devient difficile, quand la Russie, alliée de la France, est manifestement l'amie de l'Allemagne. La Russie a un intérêt de premier ordre à prévenir une querelle où elle serait obligée d'opter, à son grand dommage et à son grand ennui. Et nous voilà, une fois de plus, par l'intermédiaire de la Russie, rapprochés de l'Allemagne. Voilà dénoncé et déchiré, une fois de plus, par les événements mêmes, le mensonge de la politique de revanche (Allusion à la politique de Clemenceau et des nationalistes revanchards contre l'Allemagne), puisque nos alliances mêmes travaillent contre elle. Oui, mais qui osera déduire les conséquences? »
(La Dépêche de Toulouse, 11 juillet 1912)
A propos des Balkans
«Nous mobilisons, vous mobilisez, ils mobilisent. On n'entend que cela dans les Balkans...
[...] Le mystère même où s'enveloppent les diplomaties contribue à aggraver les inquiétudes et à développer l'agitation. Qu'a négocié M. Poincaré à Saint-Pétersbourg? Quels ont été les entretiens de M. Sasonof et de sir Edward Grey? On l'ignore. [...]
Mais que voulez-vous que fasse l'Islam quand il se sent de toute part pressé et menacé, quand aux combinaisons des financiers s'ajoutent pour le perdre les survivances du vieux prosélytisme religieux? Nous, socialistes, dévoués sans réserve à la politique de laïcité, nous sommes trop préoccupés en même temps du large problème social pour être obsédés de la peur du cléricalisme. Quand on constate cependant que, en France, les chefs du parti catholique ont poussé avec une ardeur extraordinaire à l'entreprise marocaine, quand on sait qu'en Italie, c'est la banque papale qui a presque imposé l'expédition tripolitaine, quand on lit dans le journal "La Croix" d'hier, à propos de l'action des Etats balkaniques contre la Turquie: "Il y a dans l'histoire des événements analogues à ceux d'aujourd'hui; on les appelle les croisades", on se demande si tout n'est pas calculé pour exaspérer l'Islam, pour le jeter aux résolutions extrêmes, et si la propagande religieuse ne veut pas s'ouvrir par des moyens de force des champs d'action nouveaux comme le capitalisme colonial et aventurier. On ne peut s'étonner en tout cas que partout, de l'Inde au Maroc, le monde musulman s'émeuve.
Quand donc de tout ce chaos menaçant et ignominieux sortira un droit international humain, probe et clair? »
(L'Humanité, 3 octobre 1912)
«L'été dernier, toute l'Europe s'est demandé si elle n'était pas à la veille de la guerre à propos du Maroc. Cet été, elle se demande si les affaires des Balkans ne vont pas déchaîner un conflit européen. La guerre éclatera-t-elle entre les quatre puissances balkaniques de la Turquie? Si elle éclate, parviendra-t-on à la localiser? Les intérêts ou tout au moins les ambitions de l'Autriche et de la Russie s'opposent. Le jour où le canon gronderait dans la Péninsule, il serait difficile aux Autrichiens et aux Russes de ne pas intervenir. Même si ces interventions contradictoires n'aboutissent pas à un conflit armé, l'Europe vivra dans une continuelle alarme. De toute part, les armements seront poussés. Les rumeurs sinistres troubleront les affaires et affoleront les esprits. Quelle Europe barbare!
Il est clair, de plus en plus, pour tous ceux qui réfléchissent un peu, qu'on ne s'arrachera à cette triste ornière que par un grand effort, par une véritable révolution dans la vie internationale. La politique actuelle consiste simplement à compenser l'iniquité des uns par l'iniquité des autres. C'est l'infini dans l'injustice et dans le désordre. C'est un océan fangeux et qui n'a pas de rivage. Ah! vous êtes allé au Maroc! Je vais en Tripolitaine. Ah! vous êtes
allée en Tripolitaine, vous, Italie, moi Monténégro, moi Serbie, moi Bulgarie, moi Grèce, je ne vise que la Turquie. A moi la Macédoine! A moi l'Albanie! A moi les îles de l'Archipel! Où cela s'arrêtera-t-il
Après l'orient de l'Europe, c'est l'Asie, c'est la Chine, c'est la Perse, c'est le Thibet, c'est la Mongolie, ce sont les archipels océaniens, ce sont les colonies africaines du Portugal qui fourniront matière à combinaisons, à voleries compensées, à brigandage circulant, à virements et échanges de violence et de mensonge. Et dans cet abîme sans fond s'engloutiront les ressources, l'honneur vrai, la conscience des peuples. Et les dépenses stériles croîtront. Et la cherté de la vie deviendra intolérable. Et l'inévitable révolution sociale qui se serait développée dans le calme, selon les méthodes de la démocratie progressive, sera livrée à toutes les forces sauvages de l'instinct déchaîné. Mais ce n'est pas par des combinaisons instituées sur ce plan inférieur, ce n'est pas par des habiletés diplomatiques surannées qu'on atténuera ce mal immense. C'est par une vigoureuse affirmation de justice. C'est par un appel véhément à une idée supérieure. C'est en inaugurant un droit international nouveau. [...]
Mais que les vues des gouvernants sont courtes! C'est précisément à l'heure où l'immense désordre international oblige toutes les consciences à s'interroger ... [...] que la République gouvernementale de France interdit aux instituteurs de comprendre les temps nouveaux. Elle veut les réduire à balbutier quelques exclamations dénuées de sens ou à répéter mécaniquement quelques formules rédigées dans les bureaux de la rue de Grenelle par quelques fonctionnaires fatigués.
Les nuées s'amoncellent et c'est la lumière qu'on chicane. »
(La Dépêche de Toulouse, 6 octobre 1912)
« [...]Le duel de l'Autriche et de la Russie se continue en Orient. Si l'on veut regarder au fond des choses, l'Autriche considère la mobilisation des Etats balkaniques comme étant une mobilisation russe. Elle estime que tout progrès, toute conquête des Etats balkaniques sur la Turquie sera une défaite et une menace pour les ambitions autrichiennes, un succès et une promesse pour les ambitions russes. Les acclamations dont les officiers russes saluent les officiers bulgares au moment où la Bulgarie formule un programme qui équivaut à la destruction de la Turquie ne peuvent qu'aggraver les inquiétudes austro-hongroises. Le conflit des Balkans ne tarderait donc pas à s'élargir.
Devant ce péril, les prolétaires, les socialistes de l'Europe entière doivent redoubler de vigilance. Il faut que la solidarité internationale des travailleurs de tous les pays s'affirme avec une vigueur particulière. Et, sans doute, bien loin d'ajourner à l'année 1914, comme l'ont proposé quelques nations, le Congrès international de Vienne, il conviendrait, si la chose est matériellement possible, de le réunir au début du printemps prochain ou même plus tôt. Car même si le conflit est écarté maintenant, il restera des germes profonds et redoutables de violence et de guerre.
Il me semble qu'il faut hâter le plus possible la convocation de l'Internationale. »
(L'Humanité, 7 octobre 1912)
« [...] Si les démocrates sincères de l'Europe ne prennent pas tout de suite conscience du péril et si le prolétariat n'organise pas immédiatement une vigoureuse action internationale, le conflit ne tardera pas à s'élargir, à envelopper l'Europe entière. [...]
Voici dès maintenant par quels procédés le conflit pourra être élargi.
1° Si la guerre exaspère encore les divers éléments qui luttent déjà en Macédoine, s'il y a trop de bombes bulgares faisant sauter des Turcs et trop de couteaux turcs saignant des Bulgares, l'humanité la plus élémentaire fera un devoir à un gouvernement chrétien d'intervenir et d'étendre généreusement une nouvelle couche de cadavres sur les cadavres qu'il faudra venger. Au besoin, celui des belligérants qui sera trop pressé par l'adversaire trouvera quelque moyen ingénieux et atroce d'agrandir le conflit;
2° Déjà l'Autriche déclare qu'elle est résolue à ne pas bouger jusqu'à ce qu'elle se meuve. Mais si les Serbes tentent d'occuper le sandjak de Novi Bazar elle l'occupera. Notez que si elle l'occupe, la Russie criera que le pacte international est violé et qu'elle doit intervenir aussi. Les Serbes sont donc déjà munis officiellement d'un moyen sûr de mettre aux prises l'Autriche et la Russie, le jour où ils auront intérêt à se réfugier dans une guerre plus vaste;
3° Il va de soi que l'Autriche et la Russie se surveilleront. Elles s'accuseront réciproquement de mauvais desseins. Et l'une et l'autre "prendront des précautions" qui seront interprétées de part et d'autre comme des provocations. Déjà les Autrichiens ont dénoncé des concentrations russes à la frontière polonaise; et demain, la Russie constatera que le gouvernement austro-hongrois demande des crédits énormes "pour développer son armement". Et ce sera l'éternel dialogue: Moi, je ne le menace pas; donc, il me menace. Les deux adversaires, ou, si vous préférez, les deux rivaux lèveront également les bras; mais chacun d'eux sera convaincu que son geste est défensif, que le geste de
l'autre est offensif. Ainsi se préparent à volonté, selon une très vieille recette, les bas conflits. Et il arrive même que les rivaux sont dupes des cris qu'ils poussent, qu'ils s'épouvantent du péril qu'ils créent et que la guerre naît irrésistiblement de leur affolement réciproque et de leur commune stupidité.
Voilà donc sans parler des diplomates, de leurs roueries, de leurs vanités, de leurs rancunes, bien des forces qui travailleront à l'élargissement du conflit. Et qu'on retienne bien surtout qu'il dépend des belligérants eux-mêmes, au moment où ils sentiront sur eux l'ombre de la défaite, et quel que soit le vaincu, de créer une diversion formidable en agrandissant la guerre, en appelant sur le théâtre ensanglanté de nouveaux acteurs.
Je sais bien que les mêmes députés français qui par leur politique marocaine ont préparé niaisement (je parle des meilleurs) la terrible crise présente, essaient de s'en dissimuler à eux-mêmes la gravité. "Bah! ce ne sera rien"." Et comme un mot suffit aux cerveaux indolents pour se délivrer de toute pensée, le mot "localiser" les rassure: "On localisera le conflit."
Et nous, nous disons que le plus grand péril d'aujourd'hui et de demain est dans cette sécurité épaisse et dans cette inconscience. La guerre frappe en ce moment à toutes les portes de l'Europe, d'un coup brutal et retentissant à celle-ci, d'un coup amorti encore et assourdi à celle-là. Stupide vraiment qui n'entend pas!
Que les démocraties s'éveillent, que le prolétariat s'organise. »
(L'Humanité, 10 octobre 1912)
« [...] Le Maroc a déterminé la Tripolitaine, et celle-ci met en branle la guerre des Balkans, qui risque fort de produire la guerre générale. [...] C'est qu'une fois le conflit des Balkans engagé, il suffira d'un incident minuscule, d'une initiative misérable, pour y impliquer d'autres puissances, et tout d'abord la Russie et l'Autriche. [...]
C'est pourquoi ceux qui veulent "localiser le conflit" feront bien de ne pas compter sur l'efficacité de l'action spontanée des diplomates. Il faut que tous les démocrates sincères de l'Europe se préoccupent du péril. Il faut que la classe ouvrière fortifie son organisation et affirme avec une vigueur croissante sa volonté de paix. Il faut que le socialisme international qui, seul, dès le début de la période marocaine, a vu, précisé et dénoncé le péril, associe toutes ses énergies dans un effort immense, pour épargner à l'Europe, à la race humaine, la plus terrible catastrophe.»
(La Dépêche de Toulouse, 12 octobre 1212)
« [...] Mais tout est perdu si l'Europe attise les ambitions rivales, si elle pratique dans les Balkans une politique étroite de clientèle, si chaque grand Etat européen veut avoir son Etat balkanique et sa carte dans le jeu.
Là est le véritable péril. Le problème des Balkans n'est que pour une part, et peut-être pour une faible part, un problème balkanique. Il est avant tout un problème européen. Que l'Europe soit unie pour seconder dans l'Orient balkanique une politique de réconciliation, de sage action commune, et ce sont, dans les Balkans même, les forces bonnes qui prévaudront. Au contraire, si elle fomente et encourage les divisions pour les exploiter, si elle oppose les uns aux autres, si les grands Etats européens manoeuvrent pour s'assurer, au delà de leur juste part, des privilèges économiques et des moyens d'influence, s'ils portent dans l'Orient déjà troublé une politique de convoitise et de prestige, l'anarchie européenne aggravera jusqu'au désastre l'anarchie balkanique. [...]»
(L'Humanité, 27 août 1913) Les femmes et la guerre
« [...] Quand on apprendra aux mères que leurs fils sont restés dans l'énorme charnier, et quand elles demanderont: Pourquoi? Pourquoi? On leur répondra: Nous ne savons pas, nul ne peut savoir. Il n'y a qu'une chose sûre: c'est qu'il n'en valait pas la peine et qu'ils sont morts pour rien ou presque rien.
Est-ce que toutes les femmes de l'Europe ne vont pas élever contre le crime une protestation émouvante? Et si, malgré tout, la guerre est déclarée, si malgré l'appel des épouses et des mères, si malgré l'effort du prolétariat, la tempête formidable et absurde est déchaînée, est-ce qu'on croit qu'on en aura fini avec la révolte maternelle? Des millions d'hommes seront aux champs de carnage. Contre la menace meurtrière des bombes, contre l'horreur des maladies pestilentielles, ils ne seront pas soutenus par la force d'une idée, par la grandeur d'une cause. Et des millions de femmes, restées au foyer plus qu'à demi-éteint, souffriront toutes les tortures morales et physiques. Elles ne parviendront pas à comprendre pourquoi on les supplicie, et bientôt, dans d'innombrables familles ouvrières privées de leur chef, la misère et la faim s'installeront. Est-ce qu'on s'imagine que ces millions de pauvres femmes subiront inertes et passives cette épreuve insensée. Est-ce qu'on suppose que leur cri de douleur et de stupeur ne deviendra pas un cri de révolte? Au travers de cette crise de délire européen la révolution jaillira de toute part d'un bout à l'autre de
l'Europe. Elle jaillira des colossales armées menées à l'abattoir par la Folie. Elle jaillira du coeur innombrable et souffrant des femmes torturées dans leur âme et dans leur chair, outragées dans leur raison et dans leur coeur par l'absurdité d'un sacrifice sans objet.
Vraiment, sir Winston Churchill a raison de dire que cette crise ne laissera debout en Europe aucune institution.
Je demande qu'on fasse connaître partout aux femmes de France, dans les plus humbles villages comme dans les grandes cités industrielles, ce que pensent les gouvernants eux-mêmes, M. Poincaré, M. Churchill et les autres, de la guerre où demain peut-être on poussera des millions d'hommes, invités, par une Europe démente et avouant sa démence, au bal du meurtre et de la folie. »
(L'Humanité, 1er décembre 1912)
Où est l'Europe?
«L'Autriche paraît mécontente de l'arbitrage impératif que le tsar propose ou impose aux Etats balkaniques; et il est certain qu'elle peut voir là une sorte de mainmise de la Russie sur le monde slave et sur une partie de la monarchie austro-hongroise elle-même. Mais l'Autriche a-t-elle une autre solution à proposer en ce moment pour prévenir la guerre imminente entre les Bulgares et les Serbes? Cet arbitrage n'ira pas d'ailleurs sans les plus graves difficultés pour la Russie elle-même. Il est vrai qu'il aurait mieux valu pour tous, pour les Etats balkaniques, pour l'Autriche, pour la Russie et pour l'Europe elle-même, que ce fût l'Europe tout entière qui fût arbitre. Mais où est l'Europe? [...]»
(L'Humanité, 16 juin 1913)
Promesses de paix?
« [...] Il est clair que plus l'Allemagne et la France s'entendront pour les affaires du monde, plus il sera aisé, non pas de résoudre, mais d'atténuer leur conflit historique. Il sera d'autant plus facile à l'Alsace-Lorraine d'obtenir ce qu'elle réclame à cette heure, c'est-à-dire l'autonomie républicaine dans l'Empire allemand, que les rapports entre la France et l'Allemagne seront devenus meilleurs. Et réciproquement ces rapports seront améliorés par toute mesure tendant à alléger pour l'Alsace-Lorraine le fardeau de la conquête et à lui permettre le libre développement de ses forces.
Il est donc permis d'entrevoir une réconciliation, un rapprochement de la France, de l'Angleterre et de l'Allemagne: et comme il est urgent que ce rapprochement se produise pour le bien de la civilisation, pour le soulagement des peuples accablés par les charges militaires, pour la diminution de la cherté de la vie, qu'aggravent tant de dépenses improductives, et pour l'accélération du progrès social et de la culture humaine.
Si les forces intellectuelles et économiques de ces trois grands peuples d'histoire pouvaient enfin concourir au même but, si les rayons de ces trois forces pouvaient converger, la race humaine pourrait concevoir les plus hautes espérances, et dans l'humanité exaltée le prolétariat grandirait en organisation, en bien-être et en lumière. »
(La Dépêche de Toulouse, 22 novembre 1913)
L'Europe énervée en marche vers la guerre généralisée
«De quel coup de foudre faudra-t-il donc que soient frappés les puissants de l'Europe pour qu'ils comprennent le péril de la politique brutale, effrénée, orgueilleuse, pratiquée depuis quelques années par les gouvernements? Et qui peut se représenter sans horreur ce que serait une guerre universelle quand on voit déjà quels sont les sinistres effets des guerres partielles? Sous les excitations de l'orgueil dans l'ivresse des haines, des meurtres et des représailles, dans l'accablement et l'énervement des charges de tout ordre qui pèsent sur elle, la civilisation européenne subit je ne sais quelle fermentation de violence.
La Turquie a payé cher, par le soulèvement des peuples balkaniques, l'esprit d'intolérance ottomane de centralisation oppressive et l'exclusivisme qui a perdu le régime jeune turc malgré des qualités et des vertus qui ont été trop méconnues. Mais les peuples balkaniques à leur tour ont été punis de la politique de vanité, de mégalomanie et de fureur qui a presque dès le début corrompu leur entreprise. Ah! la Turquie vaincue et dépouillée est trop cruellement vengée! Les Grecs, les Serbes, les Bulgares se sont décimés et ravagés les uns les autres de leurs mains chrétiennes.
Les récits officiels ou quasi officiels qui sont publiés des "atrocités bulgares", des "atrocités serbes", des "atrocités grecques" font frémir l'imagination.
Le tsar de Bulgarie se tapit au plus profond de ses châteaux pour échapper à l'assassinat. Le roi de Grèce a été tué par un Bulgare et on n'a pas osé instruire le procès du meurtrier de peur de découvrir au loin les ramifications souterraines du complot. Le roi d'Italie a vu avec une surprise douloureuse surgir la révolte républicaine de Romagne, réponse du peuple souffrant à cette expédition de Tripolitaine qui a apporté au peuple d'Italie, non pas le paradis aux fruits d'or qu'on lui avait promis, mais un désert de sable, un déficit de deux milliards, l'accroissement d'impôts déjà très lourds, l'arrêt des industries, le chômage et la misère. L'expédition du Maroc appauvrit l'Espagne où la vie se fait plus chère et où l'autre jour à Madrid quatre cents boutiques de boulangers ont été pillées par la foule que l'accroissement du prix du pain exaspérait.
A l'annexion de la Bosnie-Herzégovine, au régime d'oppression bureaucratique qui a pesé sur les pays annexés, un typographe serbe répond par des coups de révolver qui abattent l'archiduc Ferdinand et sa femme. Que ne disait-on pas des plans de l'archiduc?[...] Mais ils se développaient dans une atmosphère de violence [...] Partout des instincts sauvages se développent. Qu'on se figure ce que serait l'Europe si demain dans cette Europe saturée de forces explosives, la guerre générale éclatait. Les guerres de nationalité, les guerres de race, les guerres sociales se mêleraient dans la plus farouche tempête de fer et de feu qui soit passée sur le monde.
La force brutale est arrivée à une sorte d'impasse historique Elle ne peut plus résoudre les problèmes. [...] Des méthodes nouvelles s'imposent à l'Europe si elle ne veut pas sombrer un jour prochain dans l'universelle barbarie.»
(La Dépêche de Toulouse, 5 juillet 1914)
« [...]Voilà dix ans vraiment que l'Europe ne respire plus; elle est sans cesse sous le cauchemar d'un conflit prochain; elle est sans cesse sous l'accablement de dépenses effroyables. M. Lloyd George rappelait l'autre jour, au banquet de lord-maire, que le monde, dans les quatre dernières années, avait dépensé pour la guerre ou la préparation à la guerre, cent milliards. Cent milliards, c'est-à-dire de quoi traiter merveilleusement l'aménagement de la planète et les oeuvres de justice sociale. Partout les budgets sont tendus jusqu'à la limite de rupture. Partout les impôts sont écrasants, et voici que la France, obligée de faire face à un déficit de milliards, se demande avec angoisse si sa force de production ne fléchira pas sous le fardeau. [...]»
(La Dépêche de Toulouse, 22 juillet 1914)
« [...] Qu'est-ce à dire, et quel est donc le but de cette diplomatie russe qui, après avoir conseillé la prudence, l'apaisement, la conciliation, la paix tant que le conflit avait son origine dans des intérêts français, nous tance pour notre mollesse et nous excite à des attitudes belliqueuses maintenant que les intérêts russes, intérêts d'influence et de prestige dans les Balkans, intérêts industriels, sont au premier plan? Est-ce que c'est la guerre que veulent les Russes? N'attendent-ils, pour déchaîner la guerre la plus formidable avec l'Allemagne, qu'un signal venu de France? Veulent-ils être assurés que notre pays se jetterait de plein coeur dans l'aventure à propos de combinaisons purement russes. Leur serait-il agréable que nous prenions l'initiative des hostilités afin de rendre plus facile aux Romanov la rupture violente avec les Hohenzollern? Ou bien veulent-ils seulement se servir contre l'Allemagne, comme d'un moyen de pression, d'une perpétuelle menace d'agression française. Est-ce pour donner à la politique française une apparence plus offensive qu'ils ont tenu et qu'ils tiennent à nous imposer la loi de trois ans?
L'avenir est plein de périls. Le sol est couvert de pièges obscurs. Que le peuple de France apprenne, comprenne et veille. »
(Revue de l'Enseignement Primaire et Primaire Supérieur, 26 juillet 1914)
« [...] Lorsque nous avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c'était ouvrir à l'Europe l'ère des ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français et c'est nous qui avions le souci de la France. [...]
La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l'Autriche ont contribué à créer l'état de choses horrible où nous sommes. L'Europe se débat comme dans un cauchemar.
Eh bien! citoyens, dans l'obscurité qui nous environne, dans l'incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j'espère encore malgré tout qu'en raison même de l'énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute les gouvernements se ressaisiront, et que nous n'aurons pas à frémir d'horreur à la pensée du désastre qu'entraînerait aujourd'hui pour les hommes une guerre européenne. [...]
Songez ce que serait le désastre pour l'Europe: ce ne serait plus comme dans les Balkans, une armée de 300.000 hommes, mais quatre, cinq et six armées de 2.000.000 d'hommes. Quel désastre, quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie! Et voilà pourquoi quand la nuée de l'orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. [...]
Quoi qu'il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n'y a plus au moment où nous sommes menacés de meurtre et de sauvagerie, qu'une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c'est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères et que tous les prolétaires Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et nous demandons à ces milliers d'hommes de s'unir pour que le battement unanime de leurs coeurs écarte l'horrible cauchemar. [...]»
(Discours de Jaurès à Vaise, près de Lyon, le 25 juillet 1914)
«Aurons-nous la guerre universelle? Aurons-nous la paix? [...]
Devant la formidable menace qui plane sur l'Europe, j'éprouve deux impressions contraires. C'est d'abord une sorte de stupeur et une révolte voisine du désespoir. Quoi! c'est à cela qu'aboutit le mouvement humain! C'est à cette barbarie que retournent dix-huit siècles du christianisme, le magnifique idéalisme du droit révolutionnaire, cent années de démocratie! Les peuples se sentent soudain dans une atmosphère de foudre, et il semble qu'il suffit de la maladresse d'un diplomate, du caprice d'un souverain, de la folie d'orgueil d'une caste militaire et cléricale au bord du Danube pour que des millions et des millions d'hommes soient appelés à se détruire.
Et on se demande un moment s'il vaut la peine de vivre, et si l'homme n'est pas un être prédestiné à la souffrance, étant aussi incapable de se résigner à sa nature animale que de s'en affranchir. Et puis, je constate malgré tout les forces bonnes, les forces d'avenir qui s'opposent au déchaînement de la barbarie. Quoi qu'il advienne, ces forces de paix et de civilisation grandiront dans l'épreuve. Si elles réussissent à prévenir la crise suprême, les nations leur sauront gré de les avoir sauvées du péril le plus pressant. Si, malgré tout, l'orage éclate, il sera si effroyable qu'après un accès de fureur, de douleur, les hommes auront le sentiment qu'ils ne peuvent échapper à la destruction totale qu'en assurant la vie des peuples sur des bases nouvelles, sur la démocratie, la justice, la concorde et l'arbitrage.
Nous assistons au choc du monde germanique et du monde slave. C'est le duel le plus vain: car aucune de ces deux grandes forces ne pourra supprimer ou même refouler l'autre. Il faudra bien, après des saturnales de violences, qu'elles s'accommodent l'une à l'autre et qu'elles trouvent leur équilibre. Pourquoi ne pas le chercher dès maintenant?
[...]L'Europe a oublié les dix ans de compétitions, d'intrigues, d'abus de la force, de mauvaise foi internationale qui ont grossi l'abcès. Elle a oublié le Maroc, la Tripolitaine, les horreurs balkaniques, les imprudences de la Serbie. Elle a oublié même que l'annexion de la Bosnie-Herzégovine, qui est à l'origine du conflit actuel, a été préparée par l'accord de l'Autriche-Hongrie et de la sainte Russie slave, par l'entrevue à Buchlau de M. d'Ærenthal et de M. Isvolsky, lequel, pour avoir été plus tard une dupe, ne fut pas moins à ce moment-là un complice. [...]»
(La Dépêche de Toulouse, 30 juillet 1914)
« [...] Si dans l'entraînement mécanique et dans l'ivresse des premiers combats, nos maîtres réussissent à entraîner les masses, à mesure que le typhus achèverait l'oeuvre des obus, à mesure que la mort et la misère frapperaient, les hommes dégrisés se tourneront vers les dirigeants allemands, français, russes, italiens, demanderont quelles raisons ils peuvent donner de tous ces cadavres. Et alors, la Révolution déchaînée leur dirait: "Va-t-en et demande pardon à Dieu et aux hommes!"
Mais si nous évitons l'orage, alors j'espère que les peuples n'oublieront pas et qu'ils diront: il faut empêcher que le spectre ne sorte de son tombeau tous les six mois pour effrayer le monde.
Hommes humains de tous les pays, voilà l'oeuvre de paix et de justice que nous devons accomplir! »
(Extrait du Discours de Jaurès à Bruxelles le 29 juillet 1914, lors de la réunion extraordinaire du Bureau de l'Internationale socialiste, où il espérait encore empêcher une guerre suicidaire pour l'Europe, en mobilisant tous ses peuples pour la paix)
« [...] C'est avec une grande force de volonté et d'espérance que le socialisme international se réunira le 9 août à Paris. [...] Peu de jours nous restent pour nous préparer, mais le zèle de tous suppléera au temps qui fait défaut; nous voulons ouvrir le Congrès par une magnifique manifestation populaire où, par centaines de mille, les travailleurs de Paris acclameront la paix. »
(L'Humanité, 30 juillet 1914)
« [...] Le péril est grand, mais il n'est pas invincible si nous gardons la clarté de l'esprit, la fermeté du vouloir, si nous savons avoir à la fois l'héroïsme de la patience et l'héroïsme de l'action. La vue nette du devoir nous donnera la force de le remplir.
Tous les militants socialistes inscrits à la Fédération de la seine sont convoqués dimanche matin, salle Wagram, à une réunion où sera exposée la situation internationale, où sera définie l'action que l'Internationale attend de nous. Des réunions multipliées tiendront en action la pensée et la volonté du prolétariat et prépareront la manifestation assurément magnifique qui préludera aux travaux du Congrès international. Ce qui importe avant tout, c'est la continuité de l'action, c'est le perpétuel éveil de la pensée et de la conscience ouvrière. Là est la vraie sauvegarde. Là est la garantie de l'avenir. »
(L'Humanité, 31 juillet 1914)
Ce 31 juillet 1914 où paraissait son dernier article, Jean Jaurès était assassiné: ce fut le premier mort de cette guerre atroce et criminelle, qu'il avait tant redoutée et tout fait pour l'empêcher en mobilisant les peuples de toute l'Europe. En effet, en réunissant à Paris le 9 août tous les partis socialistes des grandes puissances européennes, il espérait une large coalition populaire pour barrer la route à l'internationale guerrière. Mais on n'attendra pas que les peuples réfléchissent et décrètent une grève générale en Europe: la guerre sera vite déclarée dès le 2 août 1914 et l'Europe sombrera dans le chaos en entraînant le monde entier. Tout ce qu'avait redouté Jaurès va dès lors se réaliser...
Carte postale de propagande en 1914
L’impérialisme colonial français du XIXe siècle
(Extrait de "Histoire de France, l'Imposture", Georges Labouysse, I.E.O. 2007)
Leroy-Beaulieu, économiste, sociologue et historien fait l’éloge de la colonisation :
« […] La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa dilatation et sa multiplication à travers les espaces ; c’est la soumission de l’univers ou d’une vaste partie, à sa langue, à ses moeurs, à ses idées et à ses lois. Un peuple qui colonise, c’est un peuple qui jette les assises de sa grandeur dans l’avenir et de sa suprématie future. […] Qui peut nier que la littérature, les arts, les sciences d’une race ainsi amplifiée n’acquièrent un ressort que l’on ne trouve pas chez les peuples d’une nature plus passive et sédentaire ? […] A quelque point de vue que l’on se place, que l’on se renferme dans la considération de la prospérité et de la puissance matérielle, de l’autorité et de l’influence politique, ou qu’on s’élève à la contemplation de la grandeur intellectuelle, voici un mot d’une incontestable vérité : le peuple qui colonise le plus est le premier peuple ; s’il ne l’est pas, il le sera demain. »
(Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, 1874)
Exaltation du génie colonisateur français :
« […] Nous avons dit et nous répétons que la véritable colonisation est l’action d’un peuple sur un territoire […] pour s’en assimiler les habitants et, par conséquent, étendre la patrie, multiplier ses citoyens ; qu’il importe extrêmement que cette action s’exerce par la culture des intelligences et des volontés ; en un mot, qu’une nation colonise en communiquant aux habitants de ses colonies son esprit, son coeur et sa foi ; que c’est là la véritable colonisation qui apporte à la métropole les richesses, si l’on veut, mais surtout la grandeur et la force. […]
Partout où le Français a mis le pied, ne fût-ce qu’un instant, il a rendu français le sol qu’il a foulé ; partout il a laissé des sympathies obstinées qui ont résisté à toutes les destructions, celles des révolutions et celles du temps.
Mais l’Alsace elle-même n’est-elle pas une colonie, et plus récente assurément que l’Irlande et que l’Ecosse ? Or, qu’y a-t-il en France de plus français, nous dirions volontiers d’aussi français qu’elle ? Son attachement invincible à la commune patrie prouve que l’action française s’est continuée chez elle même en notre malheureux siècle, et que le génie français n’a pas dégénéré.
Que l’on compare l’attachement de l’Alsace à la France à l’antipathie de l’Irlandais et même de l’Ecossais pour l’Angleterre, du Rhénan pour la Prusse, du Tchèque et du Magyar pour l’Autriche, et l’on en conclura une fois de plus que les Français sont les plus vrais et les plus puissants colonisateurs de tous les peuples modernes. »
(Abbé M. Raboisson, Etude sur les colonies et la colonisation au regard de la France, 1877)
L’archevêque d’Alger, le futur cardinal Lavigerie, appelle les Alsaciens et les Lorrains a rejoindre la « nouvelle France », l’Algérie :
« Depuis qu’une guerre aussi impie qu’insensée, menace de séparer de la France vos provinces si françaises, un grand nombre d’entre vous les a quittées, ne pouvant se résigner à voir cette terre qui a été leur berceau et qui garde les cendres de leurs pères, assujettie à l’étranger. […] une autre France, aussi française que celle que vous perdez, est prête à vous accueillir et à vous aimer davantage, en proportion de vos malheurs. […] l’Algérie, la France africaine, par ma voie d’évêque, vous ouvre ses portes et vous tend ses bras. […] Vous pourrez former des villages uniquement composés d’habitants de vos provinces, et où vous conserverez la langue, les traditions, la foi du sol natal. […] Vous pourrez donner aux centres créés par vous les noms des villes, des bourgs, des villages qui vous sont chers parce qu’ils sont ceux de la patrie. […] L’Etat peut se procurer aisément des millions d’hectares de terres… Venez donc dans notre France nouvelle, plus riche encore que la première et qui ne demande que des bras pour développer une vie qui doublera celle de la mère-patrie.
Venez, en contribuant à établir sur ce sol encore infidèle une population laborieuse, morale, chrétienne, vous en serez les vrais apôtres, devant Dieu et devant la patrie. […] En France, aussi bien qu’en Algérie, on comprendrait aisément … combien votre venue servirait la cause même de la mère-patrie en développant son influence dans une contrée presque aussi vaste que la France elle-même, qui a compté dans le passé plus de vingt millions d’habitants, et qui se trouve moins loin de Marseille que Marseille n’est loin de Paris. »
(L’archevêque d’Alger, ancien évêque de Nancy, primat de Lorraine, aux Alsaciens et aux Lorrains exilés, 1877)
La mission coloniale de la France définie par Jules Ferry participe de la « grandeur nationale ». Sa prise du pouvoir signe le vaste élan de la conquête d’un nouvel empire : protectorat français sur la Tunisie sous son premier ministère (septembre 1880 – novembre 1881) ; conquête de l’Annam et du Tonkin, poursuite de la colonisation du Congo et intervention à Madagascar sous son second ministère (février 1883 – mars 1885) :
« […] Si la République ne peut se passer d’avoir une politique européenne, orientale, méditerranéenne, il lui faut, pour des raisons analogues, une politique coloniale : ce qui veut dire qu’on ne doit être, de ce côté, ni oublieux, ni inattentif, par dédain ou par lassitude ; mais vigilant, actif, résolu à faire tous les sacrifices que la nécessité commande pour la conservation des établissements anciens ou récents, qui concourent, à des degrés divers et sous les latitudes les plus différentes, à l’expansion du nom français à travers le monde. Ces sacrifices n’ont pas toujours l’heur de plaire aux générations présentes : l’avenir en fera mieux voir l’à-propos et le bienfait. Une politique coloniale est essentiellement une politique à longue portée. […] La concurrence est de plus en plus ardente entre nations européennes, pour se disputer ces débouchés lointains, ces stations aux portes de la barbarie, qu’un instinct sûr indique à la vieille Europe comme les têtes de pont de la civilisation et les voies de l’avenir.
Les nécessités d’une production industrielle, incessamment croissante, et tenue de s’accroître sous peine de mort ; la recherche des marchés inexplorés ; l’avantage (si bien défini par Stuart Mill) qu’il y a pour les vieux et riches pays de porter dans les pays neufs des travailleurs ou des capitaux ; les tendances si rapidement développées par la vie moderne, qui emportent les individus et les peuples hors de chez eux ; la science qui met à quelques heures de Londres, de Berlin, ou de Paris les extrémités du monde ; les progrès manifestes de la sociabilité européenne et des idées pacifiques, tout pousse les nations civilisées à transporter sur le terrain plus large et plus fécond des entreprises lointaines leurs anciennes rivalités. […] Il n’y a rien à retrancher, rien à dédaigner, rien à laisser en friche dans notre domaine colonial. Il faut le conserver et le féconder, il faut l’étendre partout où il est manifeste qu’étendre est le seul moyen de conserver. »
(Alfred Rambaud et Jules Ferry, Les Affaires de Tunisie, préface, 1882, éd. J. Hetzel)
« […] L’expédition d’Alger n’était, à l’origine, qu’un acte de haute police méditerranéenne. Les archipels de l’océan Pacifique, les rivages de l’Afrique occidentale, se colonisaient pied à pied, timidement, et comme au hasard : c’était l’époque des annexions modestes et à petits coups, des conquêtes bourgeoises et parcimonieuses. Aujourd’hui ce sont des continents que l’on annexe, c’est l’immensité que l’on partage, et particulièrement ce vaste continent noir, plein de mystères farouches et de vagues espérances, que la papauté divisait il y a trois siècles d’un trait de plume et d’un signe de croix entre les deux couronnes catholiques d’Espagne et de Portugal, et sur lequel la diplomatie d’aujourd’hui trace avec une activité fiévreuse ce qui s’appelle, en jargon moderne, la limitation des sphères des intérêts respectifs. […]
La politique coloniale est fille de la politique industrielle. Pour les Etats riches, où les capitaux abondent et s’accumulent rapidement, où le régime manufacturier est en voie de croissance continue, attirant à lui la partie sinon la plus nombreuse, du moins la plus éveillée et la plus remuante de la population qui vit du travail de ses bras, -où la culture de la terre elle-même est condamnée pour se soutenir à s’industrialiser, - l’exportation est un facteur essentiel de la prospérité publique, et le champ d’emploi des capitaux, comme la demande du travail, se mesure à l’étendue du marché étranger. […]»
(Jules Ferry, Le Tonkin et la Mère-Patrie, 1890)
Le 28 juillet 1885 lors d’un débat parlementaire, Jules Ferry répond au radical Pelletan, qui conteste la politique coloniale de la France, en justifiant celle-ci par un « devoir et un droit » qu’auraient « les races supérieures » d’apporter leur mode de civilisation aux « races inférieures » :
« […] Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. Sur ce point, l’honorable M. Camille Pelletan raille beaucoup, avec l’esprit et la finesse qui lui sont propres ; il raille, il condamne, et il dit : Qu’est-ce que c’est cette civilisation qu’on impose à coups de canon ? Qu’est-ce, sinon une autre forme de la barbarie ? Est-ce que ces populations de race inférieure n’ont pas autant de droits que vous ? Est-ce qu’elles ne sont pas maîtresses chez elles ? Est-ce qu’elles vous appellent ? Vous allez chez elles contre leur gré, vous les violentez, mais vous ne les civilisez pas. Voilà, messieurs, la thèse ; je n’hésite pas à dire que ce n’est pas de la politique, cela, ni de l’histoire : c’est de la métaphysique politique. […] Et je vous défie, -permettez-moi de vous porter ce défi, mon honorable collègue, monsieur Pelletan,- de soutenir jusqu’au bout votre thèse, qui repose sur l’égalité, la liberté, l’indépendance des races inférieures.
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un devoir vis-à-vis des races inférieures. […]
Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures.
Ces devoirs, Messieurs, ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais, de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de civilisation.
Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu’un peut nier qu’il y a plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? […] »
Et Jules Ferry de poursuivre son intervention en affirmant que la France doit être une « grande » nation, et doit rayonner sur le monde entier sans se laisser distancer par les autres Etats européens, dont les rivalités dans la course aux conquêtes coloniales et à l’armement devaient provoquer l’éclatement de l’Europe en 1914, et plonger notre continent dans un siècle de guerres et de dictatures féroces, sans oublier leurs conséquences dans le monde entier, aujourd’hui encore en Orient par exemple; c’est là le véritable sens de la politique coloniale française :
« Est-ce qu’il faut laisser d’autres que nous s’établir en Tunisie, d’autres que nous faire la police à l’embouchure du Fleuve Rouge […], laisser d’autres se disputer les régions de l’Afrique équatoriale, laisser aussi régler par d’autres les affaires égyptiennes qui, par tant de côtés, sont des affaires vraiment françaises ? […]
[…] alors cessez de calomnier la politique coloniale et d’en médire, car c’est aussi pour notre marine que les colonies sont faites. Je dis que la politique coloniale de la France, que la politique d’expansion coloniale, celle qui nous a fait aller sous l’Empire à Saigon, en Cochinchine, celle qui nous a conduits en Tunisie, celle qui nous a amenés à Madagascar, je dis que cette politique d’expansion coloniale s’est inspirée d’une vérité sur laquelle il faut pourtant appeler un instant votre attention : à savoir qu’une marine comme la nôtre ne peut pas se passer, sur la surface des mers, d’abris solides, de défenses, de centre de ravitaillement. […]
Messieurs, il y a là des considérations qui méritent toute l’attention des patriotes. Les conditions de la guerre maritime sont profondément modifiées.
A l’heure qu’il est, vous savez qu’un navire de guerre ne peut pas porter, si parfaite que soit son organisation, plus de quatorze jours de charbon, et qu’un navire qui n’a plus de charbon est une épave sur la surface des mers, abandonnée au premier occupant. D’où la nécessité d’avoir sur les mers des rades d’approvisionnement, des abris, des ports de défense et de ravitaillement. Et c’est pour cela qu’il nous fallait la Tunisie ; c’est pour cela qu’il nous fallait Saigon et la Cochinchine ; c’est pour cela qu’il nous faut Madagascar, et que nous sommes à Diégo-Suarez et à Vohémar, et que nous ne les quitterons jamais !… Messieurs, dans l’Europe telle qu’elle est faite, dans cette concurrence de tant de rivaux que nous voyons grandir autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou maritimes, les autres par le développement prodigieux d’une population incessamment croissante ; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement ou l’abstention, c’est tout simplement le grand chemin de la décadence ! Les nations, au temps où nous sommes, ne sont grandes que par l’activité qu’elles développent.
Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure toute expansion vers l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de cette sorte, pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer, et dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, c’est descendre du premier rang au troisième et au quatrième.
Le parti républicain a montré qu’il comprenait bien qu’on ne pouvait pas proposer à la France un idéal politique conforme à celui de nations comme la libre Belgique et comme la Suisse républicaine ; qu’il faut autre chose à la France : qu’elle ne peut pas être seulement un pays libre ; qu’elle doit aussi être un grand pays, exerçant sur les destinées de l’Europe toute l’influence qui lui appartient, qu’elle doit répandre cette influence sur le monde, et porter partout où elle le peut sa langue, ses moeurs, son drapeau, ses armes, son génie. »
(Jules Ferry, Débats parlementaires, 28 juillet 1885)
L’opposition à Ferry, quant à elle, prône un nationalisme de repli continental à l’horizon de « la ligne bleue des Vosges » et se prépare à la reconquête des « provinces perdues » :
« […] Quant à moi, suivant le mot d’un orateur célèbre, mon patriotisme est en France. […] Vraiment, lorsque vous vous lancez dans ces aventures […], lorsque je vois de nouvelles folies succéder aux anciennes déjà commises, je déclare que je garde mon patriotisme pour la défense du sol national […]»
(Georges Clémenceau, radical, Débats parlementaires, 31 juillet 1885).
« […] Non, je ne crois pas que ce soit le moyen de résoudre la question sociale, le moyen d’augmenter la richesse et la puissance d’un pays, que d’envoyer sans fruit, sans profit, sans résultat, et quelquefois par des procédés qui ne sont pas toujours les plus conformes à cette civilisation libérale que nous nous honorons de représenter, la partie la plus vigoureuse de la nation, la portion la plus précieuse de ses épargnes se fondre sous le soleil des tropiques ; que d’engloutir au dehors nos trésors et de verser sur des terres ou arides ou insalubres et inhospitalières le sang de nos enfants, mêlé, il est vrai, au sang de ceux que nous appelons des barbares. […]
C’est par le naturel progrès de la richesse, de la population débordant sur les territoires étrangers, par l’émigration volontaire, par le commerce libre et fructueux, et non par ces aventureuses, coûteuses et stériles expéditions lancées au hasard en tous sens, qu’on peut arriver à répandre le nom, la langue, l’esprit et les intérêts de la France. C’est en la rendant plus forte qu’on la fera rayonner avec plus d’énergie et plus d’éclat au dehors. […]
(Frédéric Passy, économiste et député centre gauche, Débats parlementaires, 30 juillet 1885)
Les colonies deviennent un réservoir de main-d’oeuvre gratuite… et de chair à canon . Pierre, officier au Soudan, s’adresse à son frère Jacques, jeune député métropolitain:
« Tu te lamentes tout le jour sur le manque d’hommes : nous en formons. Nous formons les cadres du relèvement national. Quand vous aurez accumulé assez de ruines, vous viendrez chercher dans nos rangs des organisateurs. Quand vous aurez achevé de transformer en une garde nationale l’armée métropolitaine, nous vous donnerons une armée auxiliaire, et je te réponds qu’elle fera réfléchir nos adversaires européens. Si vous vouliez bien nous en fournir les moyens, nous mettrions demain à votre disposition cent mille, deux cent mille soldats incomparables, Sénégalais, Soudanais, Haoussas ; des baïonnettes qui ne raisonnent pas, ne reculent pas, ne pardonnent pas ; des forces dociles et barbares comme il en faudra toujours pour gagner cette partie barbare et inévitable, la guerre. L’Angleterre assujettit le monde avec quelques régiments de cipayes. Nous vous façonnons même instrument pour un même service.
[…] Il y aurait désormais, au-delà des mers, depuis le Congo jusqu’à la Chine, un vaste trésor humain d’intelligence, de dévouement, de résolution, où la France pourrait puiser pour tous ses besoins. Aux époques les plus fécondes de son histoire, alors même que le Premier Consul suscitait des instruments à la mesure de ses desseins, la France avait eu aussi bien, elle n’avait pas eu mieux que cette réserve de serviteurs, préparés en Afrique et en Extrême-Orient aux plus difficiles, aux plus grandes tâches. »
(E-M. de Vogue, extrait du roman Les Morts qui parlent, Plon éd., 1899)
Colonialisme et racisme, quelques citations :
« C’est en vain que quelques philanthropes ont essayé de prouver que l’espèce nègre est aussi intelligente que l’espèce blanche. Quelques rares exemples ne suffisent point pour prouver l’existence chez eux de grandes facultés intellectuelles. Un fait incontestable et qui domine tous les autres, c’est qu’ils ont le cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de l’espèce blanche… »
(Pierre Larousse : article « Colonies » dans le Grand Dictionnaire Universel du 19e s – 1863-1865)
« La nature a fait une race d’ouvriers. C’est la race chinoise d’une dextérité de main merveilleuse, sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice en prélevant d’elle pour le bienfait d’un tel gouvernement un ample douaire au profit de la race conquérente, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre : soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait et tout ira bien. »
(Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale, 1871)
« […] Si vouloir vivre en hommes libres, c’est être anti-français, alors nous le sommes et nous le serons toujours. Le colonialisme français cessera peut-être d’exister chez nous, sans laisser d’autres traces que le souvenir d’un cauchemar. »
(Messali Hadj – El Ouma, 27 septembre 1932)
« Le Bon Nègre est mort ; les paternalistes doivent en faire le deuil. […] Trois siècles de traite, un siècle d’occupation n’ont pu nous avilir, tous les catéchismes enseignés […] n’ont pu nous faire croire en notre infériorité. »
(Léopold Sédar Senghor – Défense de l’Afrique noire in Esprit, 1945)
« Le colonialisme porte en lui la terreur. Il est vrai.
Mais il porte aussi en lui, plus néfaste encore que la chicotte des exploiteurs, le mépris de l’homme, la haine de l’homme, bref le racisme.
Que l’on s’y prenne comme on voudra, on arrive toujours à la même conclusion.
Il n’y a pas de colonialisme sans racisme. »
(Aimé Césaire – La nouvelle critique, janvier 1954)
En 1907 est créée la Ligue coloniale française qui est chargée de susciter un grand élan en faveur de l’impérialisme colonial français :
« […] La tâche à laquelle vous êtes conviés est aussi utile que belle. Elle consiste à créer en France un foyer d’ardentes sympathies pour notre domaine d’outre-mer et à stimuler le zèle de tous ceux qui peuvent consacrer à l’avenir de ce domaine une activité souvent en peine de s’employer dans les cadres encombrés de la vie métropolitaine.
Vous serez vous les coloniaux militants, les premiers à en éprouver l’heureux effet. […] Créer entre tous les coloniaux un lien aussi étroit que permanent, faire d’eux une sorte de grande famille dont tous les membres en quelque lieu du monde qu’ils se trouvent, se prêteront mutuellement aide et assistance, tel est le but que se propose la Ligue. […]
Aujourd’hui la politique coloniale est devenue pour tous les peuples une nécessité. Les petites nations ne sont grandes que par elle, et les grandes ne peuvent maintenir leur puissance qu’en ouvrant, sur un globe où la place devient de plus en plus précieuse, le plus vaste champ possible à l’activité sans cesse accrue de leurs citoyens. […]
C’est pourquoi, gardienne vigilante de nos plus belles traditions nationales, défendant le patrimoine séculaire que les générations qui se succèdent ne doivent plus se transmettre qu’en voie de croissante prospérité, la Ligue Coloniale Française invite toutes les intelligences, toutes les énergies à collaborer à son oeuvre patriotique.
Que tous les partisans de la cause coloniale répondent à son appel et lui adressent leur adhésion. C’est faire acte de bons citoyens que de s’unir pour le bien du pays qui ne fait qu’un avec celui de la plus grande France. »
(Ligue Coloniale Française, circulaire de M. Etienne, président du Comité directeur, 1er avril 1907)
A la veille de la guerre de 1914, point d’orgue de la course coloniale, Charles Péguy exalte les valeurs militaires :
« […] Homme jeune, jeune de sang , homme au coeur pur ; qui dans une maison laïque avez réintroduit la gloire antique, la première gloire, la gloire de la guerre ; grand enfant, grand ami, homme au grand coeur ; vous qui fondez des camps et qui fondez des villes ; artilleur ; colonial ; vous qui réveillant votre vieux sang breton, et votre vieux sang méditerranéen, et votre vieux sang de patience hollandaise nous restituez la vaillance antique aux héroïsmes des guerres mauritaniennes ; Latin, Romain, Français vous qui de tous ces sangs nous faites un sang français et un héroïsme à la française.[…] Vous qui au besoin maintiendrez la culture par la force. Et au besoin, comme il faut, par la force des armes. […] Vous par qui la culture et les lettres françaises figurent temporellement et aux confins géographiques et aux confins des héroïsmes militaires ; vous qui faites les seules inscriptions historiques dont nous sommes sûrs qu’elles se font en ce moment. »
(Charles Péguy, Victor-Marie, comte Hugo, Gallimard, 1910)
Humour guerrier: cartes postales de propagande
En guise de conclusion
Louis Barthas, né en 1879 dans l’Aude, tonnelier à Peyrac-en-Minervois, quitta l’école premier du canton au certificat d’études primaires, fut militant syndicaliste et socialiste aux côtés du docteur Ferroul maire de Narbonne en 1907 lors de la révolte des vignerons et de Jean Jaurès député du Tarn. Pacifiste et antimilitariste, il restera pourtant sous les drapeaux, contraint et forcé, du 4 août 1914 au 14 février 1919, toute la guerre sur le front comme caporal au 80e d’infanterie narbonnais, frère de ce célèbre 17e qui, sept ans plus tôt, a refusé de tirer sur les vignerons languedociens mais a été sévèrement réprimé par Clemenceau.
Son régiment fait partie de ces unités rurales qui nourrissent de chair à canon les grandes opérations. Il connaîtra l'horreur, l'accoutumance, la révolte... les tentatives de fraternisation aussi. Observateur privilégié sans l’avoir demandé (!), il notera sur des bouts de papier tout ce qu’il voyait, entendait, ressentait, qu’il consignera sur des cahiers d’écolier dès son retour dans son village. C'est la vie quotidienne de ces travailleurs manuels transplantés directement du canton et reconstituée au sein de "l'escouade minervoise". Son témoignage complet et unique, émouvant et réaliste sur l’horrible « boucherie » est sans appel, tout comme la lucidité de sa conclusion :
« Enfin le jour tant désiré arriva pour moi le 14 février 1919. Ce jour-là à Narbonne après de multiples formalités imposées aux démobilisés et passages dans une série de bureaux, un adjudant rond-de-cuir me tendit ma feuille de libération en me disant cette phrase attendue avec plus d’impatience que le Messie : Allez, vous êtes libre.
J’étais libre après cinquante-quatre mois d’esclavage ! J’échappais enfin des griffes du militarisme à qui je vouais une haine farouche. Cette haine je chercherai à l’inculquer à mes enfants, à mes amis, à mes proches. Je leur dirai que la Patrie, la Gloire, l’honneur militaire, les lauriers ne sont que de vains mots destinés à masquer ce que la guerre a d’effroyablement horrible, laid et cruel.
Pour maintenir le moral au cours de cette guerre, pour la justifier, on a menti cyniquement en disant qu’on luttait uniquement pour le triomphe du Droit et de la Justice, qu’on n’était guidés par aucune ambition, aucune convoitise coloniale ou intérêts financiers et commerciaux.
On a menti en nous disant qu’il fallait aller jusqu’au bout pour que ce soit la dernière des guerres. On a menti en disant que nous, les poilus, nous voulions la continuation de la guerre pour venger les morts, pour que nos sacrifices ne soient pas inutiles.
On a menti… mais je renonce à écrire tous les mensonges sortis de la bouche ou sous la plume de nos gouvernants ou journalistes. La victoire a fait tout oublier, tout absoudre ; il la fallait coûte que coûte à nos maîtres pour les sauver, et pour l’avoir ils auraient sacrifié toute la race, comme disait le général de Castelnau.
Et dans les villages on parle déjà d’élever des monuments de gloire, d’apothéose aux victimes de la grande tuerie, à ceux, disent les patriotards, qui ont fait volontairement le sacrifice de leur vie, comme si les malheureux avaient pu choisir, faire différemment. Je ne donnerai mon obole que si ces monuments symbolisaient une véhémente protestation contre la guerre, l’esprit de la guerre et non pour exalter, glorifier une telle mort afin d’inciter les générations futures à suivre l’exemple de ces martyrs malgré eux.
Ah ! si les morts de cette guerre pouvaient sortir de leur tombe, comme ils briseraient ces monuments d’hypocrite pitié, car ceux qui les y élèvent les ont sacrifiés sans pitié. Car qui a osé crier : Assez de sang versé ! assez de morts ! assez de souffrances !…? Qui a osé refuser son or, son argent, ses papiers, publiquement, aux emprunts de guerre, pour faire durer la guerre ?
Revenu au sein de ma famille après des années de cauchemar, je goûte la joie de vivre, de revivre plutôt. J’éprouve un bonheur attendri à des choses auxquelles, avant, je ne faisais nul cas : m’asseoir à mon foyer, à ma table, coucher dans mon lit, chassant le sommeil pour entendre le vent heurter les volets, lutter avec les grands platanes voisins, entendre la pluie frapper inoffensive aux carreaux, contempler une nuit étoilée, sereine, silencieuse ou, par une nuit sans lune, sombre, évoquer les nuits pareilles passées là-haut…
Souvent je pense à mes très nombreux camarades tombés à mes côtés. J’ai entendu leurs imprécations contre la guerre et ses auteurs, la révolte de tout leur être contre leur funeste sort, contre leur assassinat. Et moi, survivant, je crois être inspiré par leur volonté en luttant sans trêve ni merci jusqu’à mon dernier souffle pour l’idée de paix et de fraternité humaine. »
(Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier 1914-1918, François Maspero, Paris 1978)

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